Récit biographique :
Si le récit biographique ou de vie a un intérêt, c’est sans conteste la mise en lumière d’un vécu porteur d’un apprentissage ou encore d’une identité singulière. Comme le nommait Paul Ricœur, «sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution» (Temps et récit, vol. 3, Éditions du Seuil, 1985, p. 442).
Pour qui ? Pour toute personne désireuse de diffuser une expérience, un témoignage, un événement historique, des anecdotes, élucider son histoire personnelle ou tout simplement conter le vécu d’aïeux ou une époque qu’il serait bon de garder en mémoire. Que l’intérêt soit celui du témoignage, de l’exutoire, de la transmission, le récit offre l’exaltation de la pertinence objective à travers des événements subjectifs.
Edition privée, 2016, extrait sur la Première Guerre mondiale.
[...] Découragés, beaucoup de déserteurs filant sur Bruxelles abandonnent leur uniforme et leur arme. Le 13 septembre, l'armée belge arrête les mouvements offensifs des Allemands et se replie à nouveau sur Anvers. Les combats continuent, les interminables traversées, les tranchées, les pertes d'hommes, les gens qui fuient les villes, et toujours Termonde aux abords de l'Escaut, partiellement en ruine avec ses habitations criblées de balles, abîmées par les obus, dévastées en leur sein, la végétation à moitié consumée. La guerre est palpable en chaque recoin, à chaque instant ; des objets trouvés sur les champs de bataille se vendent entre soldats. « Raymond achète un revolver, Vincent une tunique d'officier allemand. L'on achète des cartouches, bottines, cartouchières provenant aussi d'un train d'approvisionnement allemand, capturé par les Belges. » Un autre jour, ce sont les élections d'un lieutenant, d'un sous-lieutenant, de sergents et de caporaux.
Le 15 septembre, les Allemands occupent la ville de Termonde. Henri, installé à Zèle, voit le « lamentable » spectacle des malheureux fuyards de la ville chargés de quelques meubles. Dans une grande retraite, des soldats racontent leur fuite presque manquée de la ville. Pour éviter tout passage de l'Escaut par des Allemands, Henri et ses compagnons doivent assurer une garde sans
relâche, exiger les laissez-passer de toute personne, arrêter les voitures. Au poste le plus avancé vers la ligne de front, à deux kilomètres de l'Escaut, les soldats doivent à tout moment rester armé, même au repos.
Quelques jours plus tard, une bataille d'avant-garde commence. S'ouient le grondement d'une fusillade, le crépitement d'une mitrailleuse, des coups de canon. Les shrapnels éclatent. Un épais nuage blanc et les flammes de projectiles rendent les combats de plus en plus intenses pour les hommes reclus dans leur tranchée.
Du côté belge, les pertes sont importantes, mais plus encore du côté allemand. Il ne s'agit que du début de la guerre. Durant ces jours-là, Henri est cantonné avec un escadron de lanciers dans la tranchée près d'Appels, face à une batterie d'artillerie, en première ligne de l'ennemi.
Ces temps intenses, Henri sent partout l'ennemi, parfois se cachant, marchant derrière une haie. La consigne est de ne tirer sous aucun prétexte, mais d’avertir le poste. Ainsi ils ne risquent pas d’être repérés et de donner l'occasion aux Allemands de placer de l'artillerie. D'un côté comme de l'autre, on s'observe, se pose la question d'un tir ou de l'attente d'un rapport au major en soirée. Toute la manœuvre est de débusquer l'ennemi aux alentours de l'Escaut.
Le soir, les hommes se retrouvent près de la grange, autour d'un grand feu, mangent des pommes de terre, varient de temps en temps leur préparation, et organisent les gardes.
Début octobre arrivent les renforts anglais et français. La retraite de l'armée belge d'Anvers a commencé. Les hommes se dirigent vers Gand, fort animée, puis Courtrai. À Gand, Henri profite avec ses compagnons d'un peu plus de confort, décide de loger et de déjeuner dans les hôtels. À la sortie du cinéma, il voit des réfugiés des environs d'Anvers débarquer en masse, à pied, en brouettes chargées de biens qui leur sont les plus précieux. Plus loin, c'est le bruit d'une masse acclamant. Les troupes anglaises passent dans des autobus provenant de Londres, des mitrailleuses aussi. Du côté des Français, on peut voir un régiment de fusiliers marins. Mais les nouvelles restent mauvaises : des contingents allemands passent l'Escaut. Les civils continuent de fuir. L'atmosphère s'alourdit, on entend à l'arrière le canon gronder. Des hommes et des femmes pleurent, tirent lourdement leur charrette derrière eux. Des soldats, harassés, dorment pêle-mêle sur le bord de la route.
Quelques jours plus tard, les Allemands prennent la ville de Gand. Les soldats belges, avertis, se sont fournis en vêtements de civil pour éviter d'être repérés et s'apprêtent à partir pour la mer du Nord, essentiellement Ostende. Si les Allemands débarquent sur la côte, il ne restera alors plus qu'à fuir en Angleterre, aux Pays-Bas ou en France.
Récit biographique, édition privée, 2016, extrait sur l'industrie cotonnière au milieu du XIXe.
[...] Parmi les employés, on trouve des manœuvres, des graveurs et des imprimeurs. Dans la filature, un vaste atelier lumineux mais souffrant de la chaleur, on peut apercevoir des hommes, des femmes et des enfants entourés d'un épais duvet, aggloméré sur le sol, attaché à leurs vêtements et cheveux. Les rattacheurs, bobineurs, balayeurs, toujours des enfants, s'affairent aux petites tâches. Ils surveillent les fils, rattachent ceux qui se brisent, nettoient les bobines ou se faufilent sous les machines pour récupérer les déchets. Les débourreurs tiennent en l'air, à bras tendu, les planches d'un tambour, et de l'autre main en nettoyent la carde ; les aiguiseurs s'occupent d'affiner leurs pointes. Dans un autre coin de l'atelier, à la fin de la chaîne, on remarque des femmes en train d'empaqueter. Cette scène bruyante n'est autre que celle d'une première étape, celle du filage. Essentiellement, on y ouvre le coton à la main, l'épluche, le bat. Présenté par la suite aux machines, le coton est filé par une suite de procédés, passant de mains en mains, de machines en machines. Le coton devient alors duvet, ouate, ruban puis fil égal et solide, d'une certaine finesse mentionnée par un numéro après l'avoir empaqueté.
Dans l'atelier de tissage meublé de métiers, on convertit les fils en toiles. Les enfants, là encore, se faufilent sous les appareils pour ramasser ou rattacher les fils rompus.
Dans l'atelier d'impression d'indiennes, on voit des hommes assis gravant les planches en bois ou les rouleaux métalliques. Des picoteuses, toujours des femmes, s'affairent autour, garnissent les planches en bois. Dans un autre espace, lumineux, spacieux et surchauffé, se trouvent les imprimeurs, des hommes et des femmes travaillant chacun devant leur établi, debout et entourés respectivement d'un enfant pour les aider aux moindres tâches. Ils disposent les toiles lavées, blanchies, nettoyées, appliquant des mordants
et imprimant sur les étoffes des figures diversement coloriées et, enfin, apprêtant les tissus afin d'être livrés au commerce. Des manœuvres circulent dans l'atelier, des jeunes filles, couturières et nopeuses, occupées à enlever les nœuds à la surface des tissus, des apprêteurs chargés de donner les derniers apprêts pour faire ressortir la qualité attendue des acheteurs. Et encore, d'autres ouvriers s'occupent de laver, teindre, porter à l'étuve et au séchoir, étendre sur les prés. Pour achever essentiellement ce tableau, on trouve aussi des ouvriers qui construisent ou réparent les machines ou métiers : des forgerons, des serruriers, des charpentiers, des menuisiers, des tourneurs sur bois et sur métaux, des ajusteurs, des monteurs de métiers, etc.(1)
Indifféremment, des hommes, beaucoup de femmes et d'enfants travaillent dans cette large entreprise. Pour une même tâche et un même nombre d'heures, les femmes ont un salaire plus bas que celui des hommes. Celui des enfants plus encore que celui des femmes. Celui des filles plus encore que celui des garçons. En ce temps où les employés n'ont pas de protection juridique, les conditions sont selon l'humeur des employeurs. Les journées peuvent être longues, environ douze heures, parfois allant jusqu'à quinze heures. Dans les vastes ateliers, la température augmente aisément au-dessus des vingt-cinq degrés, parfois plus encore. Défilent des ouvriers jambes et pieds nus, les femmes en léger jupon. La chaleur est pesante, la poussière omniprésente. On ne peut aérer, sans cela on soulève des nuages de coton ou encore on brise les fils. Reste le problème de l'humidité alors que les machines fonctionnent à une vapeur élevée. Des problèmes pulmonaires en découlent : la phtisie cotonneuse, des cancers de l'eau, etc.
À la fin de la journée, après l'empaquetage, le nettoyage du métier à tisser, de l'établi ou autres ouvrages, les travailleurs se rendent à la cité ouvrière, un ensemble de maisons étroites collées les unes aux autres. Des
bâtisses d'une pièce au rez-de-chaussée où la famille se retrouve pour les repas autour du poêle, d'une autre à l'étage qui fait office de chambre. Les sanitaires à l'extérieur sont à partager avec les autres logements. Au petit matin, l'ouvrier descend et avale un quignon de pain de seigle et une tasse de café à la chicorée. Le soir, le repas est essentiellement composé de pommes de terre. Environ un jour par semaine, on enrichit son assiette de navets, de choux ou de carottes, de viande de cheval, de lard ou d'abats, moins chers que la viande de bœuf. Les hommes se retrouvent dans les estaminets et cabarets en soirée et après la messe du dimanche. Une bonne part de l'argent s'y dissipe. Ils y fument, jouent aux cartes, à des jeux de hasard, retrouvent des interlocuteurs autour d'une bière. En fin de semaine, on accompagne parfois ces moments de courses de pigeons, de combats de coqs et de danses. Le cabaret reste le lieu de prédilection, et l'ivrognerie une réalité récurrente. La Belgique est connue au-delà de ses frontières pour ses nombreuses auberges. L'alcool bon marché permet d'oublier les dures conditions de ces premiers temps de la prolétarisation durant laquelle aucune politique ne prend la mesure des besoins des travailleurs. S'il y a une protection, c'est du côté des employeurs qu'on la trouve. L'époque n'est encore qu'au suffrage censitaire(2), ceci jusqu'en 1893(3).
(1) La maison A. Voortman offre ses mécaniques à des industriels de Hollande, France, Rhénanie et reçoit des ouvriers étrangers pour s'initier à leurs usages.
(2) Le vote est octroyé aux citoyens masculins de plus de vingt-cinq ans et dont le total des impôts directs dépasse un seuil, le cens électoral.
(3) En 1883, ce suffrage s'élargit encore timidement. Il permet désormais aux capacitaires, des hommes qui détiennent un diplôme ou exercent certaines fonctions à responsabilité, de voter. En 1893, tout citoyen masculin de plus de vingt-cinq ans détient une voix (les femmes sont encore exclues du corps électoral, il faudra attendre 1948 pour qu'elles aient les mêmes droits que les hommes). Ce suffrage universel tempéré par le vote plural privilégie encore la classe éduquée et argentée. En répondant à certains critères, certains citoyens, généralement des classes supérieures, peuvent obtenir jusqu'à deux voix supplémentaires.

"Shrapnel shell manufacture. New York: Industrial
Press, 1915" Chapter XI
