Article, « Fishing Melody », Revue 50° Nord, 2013,
n° 4
[...] Dira-t-on que le loisir est un ancrage culturel, considéré comme affaire acquise dans la vie d’un homme. La chose n’est pas remarquable, il est de ce monde parmi les autres usages. Mais ici, il est une affaire lourdement expressive et ayant des allures de prophétie de nos lendemains. Tout commence avec cette ville, Dunkerque, qui a marqué et révèle l’Europe industrielle. Elle dessine l’évolution, les grandeurs et les glissements de notre société. Aujourd’hui, les terminaux pétroliers, prochainement un terminal méthanier, les usines et la centrale nucléaire de Gravelines prédisent aux habitants un présent toujours sur le fil. À y regarder de plus près, le territoire est miné d’infrastructures industrielles. Il est dans son ensemble une véritable poudrière, à déjections toxiques donnant au ciel, la nuit tombée, sa couleur rougeâtre. Il y a alors le loisir, un temps où l’homme se définit autrement qu’à travers cette âpre réalité, tant socio-économique, industrielle qu’environnementale. Il est une échappatoire à une réalité trop prenante. L’homme s’ancre dans le paysage industriel, mais veut aussi y trouver un interstice, même si l’affaire est de plus en plus difficile.
Cette vidéo, où l’on aperçoit un homme du haut d’un monceau de pierres qui fait tourner une canne à pêche à la ligne surétendue, le manifeste. Il y a de la part de ces hommes cette volonté de tendre vers le grand large, car il n’est que le seul point d’exil pour cette région où sont édifiées des usines fumantes,
étalées sur les rives de la mer du Nord. Durant ces moments, il y a la solitude, mais aussi la camaraderie et l’alcool. Ils sont l’expression d’une hygiène de la survie, tant de ce qui est de l'aspect naturaliste que de l'aspect sportif. Malgré les risques de pêcher en équilibre sur des blocs de béton face à une mer rugissante, ils participent à la survie d’un homme en proie à un environnement vorace.
C’est alors l’occasion, dès qu’elle se présente, de saluer la mer, de longues heures, une ligne lancée toujours plus loin. Mais là encore, le qualificatif reste celui de la dureté. La mer n’est plus aussi généreuse qu’autrefois, les réserves s’épuisent. À l’avant, il y a les chalutiers qui jettent leurs filets dans les fonds marins. Le pêcheur de ces heures vacantes prend l’allure de son environnement, nourricier en ce qu’il est une promesse de développement, vampirique en ce qu’il menace la vie. Elle est bien cette histoire qui se vit sur un fil, où le répit ne semble pas d’usage. Déjà, leur lieu de pêche, la jetée du Clipon, disparaîtra pour laisser place au terminal méthanier. Les autorités invitent ces hommes qui ont pris l’habitude de se retrouver pour une ultime hygiène à se déplacer vers le lieu indiqué. Doucement et sûrement, les espaces tant de la pensée que physiques se restreignent, ils sont les marques de notre actualité.


Analyse littéraire, Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, Lemaitre Publishing, 2017
Au VIIe siècle de N.F., les biotechnologies et la psychologie cernent si bien l’homme qu’elles peuvent le conduire à se conformer aux exigences du pouvoir en place. À l’aide de la propagande, l’idéologie à laquelle chacun doit se soumettre est celle du bonheur constant et de la consommation.
Toute personne contestataire ou toute activité, telle que l’approche des arts, des sciences et de la philosophie, est isolée de la société, transférée sur une île ou refusée, essentiellement par la destruction des oeuvres. Du contrôle des corps – référence aux biotechnologies – à la mécanisation généralisée – référence au fordisme –, l’être subit, selon le concept de Michel Foucault, un « biopouvoir » (Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993).
À cela s’ajoute le conditionnement de la conscience. C’est en cela que Bernard Stiegler parle d’un « psychopouvoir » (Bernard Stiegler, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Mille et une nuits, 2010) et des « nouveaux misérables » (Bernard Stiegler et Alain Didier-Weill, « Les nouveaux misérables. Dialogue avec Bernard Stiegler », in Érès, n° 1, 2005), non plus les misérables décrits par Karl Marx et soumis à une misère économique, mais ceux astreints à une misère symbolique où le conditionnement se substitue à l’expérience.
Assujettis à ces formes de pouvoir totalitaire, les individus ne sont pas invités à participer à ce monde, juste à s’adapter. En résultent des troubles psychiques et comportementaux nouveaux, et un mal-être grandissant : la perte du goût de participer à l’existence, et même de la vivre. Ce qu’Aldous Huxley illustre avec les personnages de Bernard Marx, Helmholtz Watson et John le Sauvage.

